A l’occasion du prix ex-aequo pour le meilleur long métrage à ANOTHER WORLD - ceux qui arrivent par la mer, remis par le Festival Detour on the Road 2016 (Rome), nous publions l’entretien avec Manuela Morgaine à propos de son film précédent, Foudre. Cet entretien a été réalisé lors du passage de Foudre au même festival en 2015, en collaboration avec Artdigiland et avec Riccardo Garbetta pour la réalisation des sous-titres italiens. Film "monstre", d’une durée de 4 heures, Foudre explore de manière poétique les mythologies et les phénomènes liés à la foudre, en les rattachant à l'énergie humaine, à l'amour, à l'éros, à la mélancolie, à la guérison, à la danse.
Entretien de Silvia Tarquini
Traduction de l’italien : Riccardo Garbetta
Avant Foudre tu t’occupais de théâtre, littérature, d‘arts visuels...
J’ai été écrivain pendant nombreuses d’années, j’ai dirigé une compagnie de théâtre, que je dirigeencore, Envers Compagnie, avec laquelle je fais des performances. Maintenant je suis aussi artiste visuelle, je travaille souvent à la radio, avec France Culture, donc j’ai toujours travaillé avec les textes, la voix, l’image, la langue, avec la sculpture aussi, qui pour moi est très importante. Foudre vient peut-être aussi de la tentative de mettre ensemble toutes ces formes, de la combinaison de tous ces arts qui, selon moi, parlaient d’une façon trop fermée. Je cherchais une forme d’art total, au sens Wagnérien du terme. Dans le cinéma tu peux mettre de la musique, faire de l’Opéra, du Théâtre, tu peux écrire, travailler sur l’image, sur la performance, tu peux tout faire. Même la radio... Toute la bande sonore de Foudre a été réaliséeà la radio, où j’avais des amis et où j’ai pu enregistrer de façon professionnelle, ne pouvant me permettre un technicien son sur le tournage. A part moi et ma caméra, il n’y avait personne sur le plateau ; j’ai refait tout le son à la radio à part, dans un deuxième temps. Dans Foudre il y a toutes les formes que j’avais approchées au cours des années précédentes.
Comment t’es-tu approchée du cinéma? Quelles ont été tes premières tentatives ?
J’ai réalisé neuf films. Le premier à partir d’un texte de Marcel Schwob, un auteur français pas très connu. C’était un film en 16mm, en noir et blanc qui date de 1994, lorsque j’étais pensionnaire à Villa Medicis, un poème cinématographique. Après j’ai réalisé Va, un hommageà la fuite de Casanova de la prison des Plombs à Venise, un film ambitieux de 22’. En partie muet et en partie en direct avec un bruiteur dos au public. Il s’agissait d’un ciné-concert. Après, il y a eu A l’Ouest - On the Wild Side, un voyage dans l’Ouest des Etats Unis, un documentaire très classique autour de quatre artistes visuels américains. Après, un documentaire très long ‒ de 94’ ‒ Si une hirondelle ne fait pas le printemps, laquelle? phrase de Michel Foucault. C’est un film sur les oracles, qui font l’objet d’un projet auquel je travaille depuis plus que douze ans, basé sur une de mes performances intitulée Orakl. J’ai visité tous les lieux oraculaires de la Méditerranée ‒ Cumes en Italie, Didyme en Turquie, Delphes en Grèce ‒ cherchant à comprendre aussi pourquoi ces lieux dans le monde ont été choisis pour délivrer des oracles.
Qu’ont-ils en commun, ces lieux ?
J’ai découvert qu’ils se trouvent tous sur une soufrière. La Sybille di Cumes était là, et dans la fumée du soufre et des herbes mêlés, elle était prise de vertiges et entrait en transe. A Didyme, en Asie Mineure, le soufre et la fumée sortent de la terre. Même chose à Delphes Ces territoires sont très chargés. Je me suis intéressée à cette mythologie de la terre et à ces phénomènes de prédiction du futur par des femmes en transe humant terre. Je trouvais tout cela très intéressant et théâtral, et j’ai réalisé un documentaire sur les lieux oraculaires de la Méditerranée. Le film m’a poussé à la performance Orakl. Le cinéma est toujourslié aux autres arts.
Y a-t-il un lien entre cetterecherche sur les oracles et la foudre?
Le fil conducteur de tous mes films est la référence au mythe. Dans Foudre il y a Baal, le Dieu Baal, il y a Saturne, il y a tous les dieux anciens. L’attention à la mythologie vient de ma passion pour Pasolini, pour Medea, pour Herzog, pour tous les réalisateurs qui ont travaillé avec les mythes. J’essaye de porter le mythe dans la modernité, de montrer que nous sommes faits de mythes, que nous avons besoin d’eux. Et puis il y a aussi la passion pour les forces de la nature, tel que le soufre, la foudre. L’énergie de la foudre m’intéressait beaucoup parce que la foudre est lumière. La lumière est cinéma, est l’origine du cinéma. Ce sont toujours les origines qui m’intéressent, des choses comme des des phénomènes.
Parlons de Foudre. Comment en as-tu conçu le projet qui s’est développé en un film de trois heures cinquante minutes?
Avant tout je dirai que le mot “foudre” a été un guide, une “muse”. Ce mot en français est très fort, on dit“coup de foudre ».
En italien aussi…
Ce mot m’a suggéré une structure en quatre saisons, parce que la foudre est un élément naturel. J’avais vu Andreï Roublev de Tarkovski, construit non en quatre saisons, mais en quatre parties. Je suis fascinée par l’incroyable structure des opéras di Wagner, comme Tristan et Isolde, ou la forme de la tétralogie qui est un opéra surdimensionné, caractéristique . Ce sont ces sur-dimensions et que j’ai toujours aimées chez Herzog, chez Fellini, chez Kusturica... Artistes qui ont un sens différent de la durée. J’ai compris que je cherchais un excès de cinéma. D’où l’idée des quatre parties. Sergeï Paradjanov compte aussi, ses structures très proches de la nature, voilà donc les quatre saisons. Par la suite j’ai désigné un Dieu pour chaque saison: pour l’automne, Baal, dieu syrien de la foudre, divinité associée à la fertilité, est un chasseur d’éclairs ; Saturne personnifie l’hiver, un psychiatre spécialiste de la mélancolie, qui soigne par l’électricité. Pour le printemps j’ai choisi un personnage incroyable, Syméon, quelqu’un qui a été foudroyé sur la colonne sur laquelle il s’est dressé en Ermite.
Un stylite...
Oui, un ermite sur une colonne pendant quarante ans. En étudiant en Syrie le personnage de Syméon j’ai découvert l’existence de la Kama, le légume d’Allah, mais je ne veux pas révéler le mystère de cette truffe magique qui pousse dans le désert une fois par an, au printemps, là où tombe la foudre. Avec l’été je voulais parler du “coup de foudre”, de l’amour foudroyant et puissant entre deux créatures. Plus que d’un homme et une femme, je voulais parler d’Adam et Eve, du Paradis. J’ai relu La Dispute de Marivaux et j’y ai trouvé quelque chose de très intéressant, qui me faisais sentir l’été, la chaleur de l’été, de l’amour, de la volupté… Marivaux me permettais de changer de siècle; grâce à ces personnages légendaires je pouvais passer d’un siècle à l’autre, de l’antiquité de Galien, le médecin arabe de l’antiquité syrienne, à Marivaux, et changer de pays, aller en Guinée-Bissau, en Afrique, assister à un culte Kasara qui a lieu aujourd’hui, puis retourner à l’époque di Syméon le stylite, au IV siècle après Jésus Christ... La succession des saisons fait penser à l’éternité, l’idée étant la tentative de se déplacer librement dans le temps, dans les pays, traversés par différents personnages, avec un thème en commun.
Dans ton film les personnages ont une doubleidentité, une contemporaine et une mythique. Le chasseur d’éclairs, Baal, aujourd’hui est un météorologue et un dj, le stylite est un archéologue, Saturne un psychiatre...Comment as-tu réussi à passer d’une dimension à l’autre?
J’ai cherché des éléments qui puissent jouer le raccord: les voitures, les montres. Chaque personnage possède une voiture, ce qui mène le spectateur dans un temps moderne. La voiture du chasseur d’éclairs est très présente au début du film ; il roule sur une autoroute d’aujourd’hui et dans le même temps il affirme être un Dieu. Baal a une montre dont les aiguilles tournent rapidement, sans jamais s’arrêter. Il est interprété par le chanteur et compositeur Rodolphe Burger. Saturne aussi a une voiture, mais il parle de la pirogue où il se trouvait à l’antiquité, et la pirogue on la voit toujours. Passant d’une dimension à une autre, on arrive à créer une légende d’hommes qui vivent aujourd’hui, qui exercent une profession, et en même temps ils incarnent des dieux mythologiques. Pour en conclure avec les montres, celle de Saturne est toujours figée au crépuscule, l’heure où nous tous entrons en dépression, quand la lumière dujour diminue. Son temps est celui de la dépression, de la mélancolie; pendant tout le film sa montre indique six heures moins le quart, l’heure du crépuscule. En effet, à tous ses patients j’avais demandé : «A quelle heure te sens-tu mal?». Et tous ont répondu : «A six heures moins le quart». Le chasseur d’éclairs lui me disait toujours: «Tu sais, je ne regarde jamais ma montre, mon cœur accélère quand je vais vers la foudre». Alors j’ai eu l’idée d’une montre qui marcherait très rapidement. Pour te répondre sur Syméon aussi, il est archéologue dans la vie et pas comédien. Il n’y a aucun acteur professionnel dans ce film, mis à part Azor et Églé, les personnages de La Dispute de Marivaux. L’interprète de Syméon est archéologue, donc sa montre tourne à l’envers, il essaye de remonter le temps. On voit les aiguilles de sa montre tourner à l’envers. Azor, le “foudroyé par l’amour”, l’amoureux, a l’heure dessinée sur son œil. Il dit que “l’amour est un temps mort”, donc le temps est figé sur son œil, il ne bouge pas, car le temps n’existe plus quand on aime. Églé n’a pas de montre, elle est l’unique personnage a ne pas en avoir, parce qu’elle est une femme, et nous, quand nous sommes passionnées, nous acceptons de perdre la tête et la notion du temps.
Veux-tu expliquer ce que signifie “chasseur d’éclairs”?
Je pensais qu’il s’agissait d’un mythe, mais celui du chasseur d’éclairs est un vrai métier, j’en ai connu un. Il travaille pour Météo France. En France, les fournisseurs d’électricité l’appellent pour chercher à comprendre où pourrait tomber la foudre en cas de tempête, afin de pouvoir intervenir tout de suite pour réparer les interruptions de courant. Ils travaillent ainsi, je veux dire... il s’agit d’un véritable métier. Presque personne ne le sait, mais il y a en a 22 en France.
Que font-ils exactement?
Ils sont des météorologues, des physiciens, et souvent aussi des passionnés de photographie, de vidéo. Ils vont là où la foudre est tombée, et l’étudient. Ils prennent des photos, la filme. Nous savons quelque chose de plus sur les chasseurs de tornades qui opèrent aux Etats-Unis, ils sont plus connus, mais dans le monde il y a au moins 150 chasseurs de foudre. Je crois avoir choisi le meilleur en France, Alex Hermant. C’est lui qui a réalisé les images d’éclairs que l’on voit dans le film : elles sont extraordinaires. J’ai commencé le film parce que je savais que je pouvais compter sur ces images. J’ai acheté trente ans d’archives d’Alex Hermant. Il y a des éclairs de tout type. Par exemple, pour le récitde Samy Haffaf, qui a été foudroyé en mer, en Tunisie, j’avais besoin d’images d’éclairs sur la mer. Naturellement j’ai dû travailler beaucoup à l’étalonnage pour donner une unité temporelle à toutes ces archives filmées pendant trente ans sur tant de supports différents.
Tu peux nous dire quelque chose sur ces archives?
Il s’agit de trente ans de travail réalisé par un seul homme. Alex Hermant est responsable d’au moins 15 ou 20% des images de Foudre. Il a accepté que ses images soient réélaborées. Au cours de ces trente ans de chasse d’éclairs, il a utilisé 25 différents types de vidéo-caméras. Le début du film, où l’on voit des éclairs filmés en roulant en voiture lui appartient entièrement, il n’y a pas une seule image réalisée par moi. On ne voit pas son visage, mais c’est lui qui conduit. Il a inventé un système pour fixer la vidéo-caméra. Il voyageait pendant 20 à 30 heures espérant capturer la foudre. C’est un artiste génial. Le travail de postproduction a été énorme, nous avons refait tous les noirs pour les rendre uniformes. Parfois nous avons transformé en lumière du jour ce qui avait été tourné la nuit. Il a fallu trois-quatre ans de travail seulement pour cela.
La séquence initiale fait penser à David Lynch. A cause de la voiture qui roule dans l’obscurité, et aussi sa dimension visuelle en général. C’était beau comme un film de Lynch, cette séquence a un impact visuel formidable, mystérieux.
Lost Highway était précisemment ma référence. J’ai refait tous les noirs de ces images d’Alex Hermant, j’ai ajouté de la lumière et modifié la vitesse. Ce dernier aspect a été très important, parce qu’il conduit à très haute vitesse.
On ne le dirait pas..
Parce qu’il fait nuit.
Peut-être aussi à cause dela voix qui transmet un rythme très méditatif.
Oui, la voix et la musique. Le lien avec les compositeurs a été fondamental. Sans ce lien à la musique, Foudre n’existerait pas. Les deux compositeurs ont travaillé avec moi pendant dix ans : Philippe Langlois et Emmanuel Hosseyn During. Pour la partie orientale, j’ai travaillé avec un iranien, mais toute la musique électronique a été faite avec des sons de tonnerre, et réélaborée par Philippe Langlois.
Pourquoi Baal n’est pas interprété par Alex Hermant mais par le musicien Rodolphe Burger?
Parce qu’Alex Hermant, qui avait réalisé ces images extraordinaires, ne voulait pas être visible dans le film. Jai cherché une voix de rocher, de terre, et j’ai trouvé Rodolphe Burger… Rodolphe Burger est un grand musicien rock et il pouvait donc devenir DJ Baal, il pouvait faire de la musique en direct à l’image. On le voit avec sa guitare à la fin du film. Alex Hermant “est” ses seules images. Il voulait être présent uniquement à travers ses images.
La voix de Burger est une voix extraordinaire… Un musicien, un chanteur, qui par sa voix sait créer un monde.
La première composition est une composition remarquable. Un texte sur tout ce qu’on ne doit pas faire quand surgit la foudre. Nous avons fait une improvisation à la radio. J’ai commencé à donner des exemples à Rodolphe pour lui faire comprendre comment il devait dire le texte. Après, en entendant nos deux voix ensembles, j’ai pensé qu’une double voix, l’une féminine, l’autre masculine, rendrait un bel effet. Ma voix au tout début ne devait pas se faire entendre. Mais je me suis dit que si on l’entendait au début, avec celle du chasseur d’éclairs, elle devait y être après aussi, elle devait être une voix- guide, qui ouvre chacune des saisons. Donc ma voix est comme un prologue pour chaque saison, la voix qui conduit le public.
Comment as-tu travaillé au texte du film ?
Foudre est complètement écrit, il a été écrit et réécrit beaucoup de fois. Les paroles de Saturne, de Baal, de tous les foudroyés, de tous les patients mélancoliques, sont leurs vraies paroles. J’ai fait des entretiens, comme tu le fais, pendant des heures, des années, avec chacun, et ensuite des transcriptions, et bien plus tard ils les ont interprèté.
Ont-ils répété ce que tu avais choisi ? Ont-ils été capables de le faire ?
Oui, parce qu’il ne s’agissait pas de jouer devant la caméra, nous étions à la radio et ils incarnaient ce texte qui venait d’eux-mêmes.
Et après, comment as-tu mis ensemble le son et les images ? Dans le film les foudroyés parlent, n’est-ce pas ?
Non, jamais.
Ils se taisent ?
Ils ne parlent jamais. Dans le film, seuls Azor et Églé parlent “en direct”. Il n’y a pas d’autres mots en direct.
Incroyable! Dans ma mémoire ils parlent, on dirait une entrevue.
Non, tout est en voix off. Avant tout je savais que je ne pouvais demander à des non-acteurs de jouer devant la caméra à “être” foudroyé et en même temps parler. Je me suis dit que dans les images ils devaient être seulement des corps tout à fait libres. Ils pouvaient danser, comme la foudroyée sur la chaise roulante... elle était libre de danser, de bouger. Pendant le tournage ils étaient des corps libres, et après, quand ils ont enregistré la voix, ils n’avaient rien d’autre à penser.
Explique-moi les scènes des “foudroyés”. Tu as choisi de faire revivre sa propre expérience à des gens qui ont été frappés par la foudre. Comment cette idée t’est-elle venue?
En étudiant la mélancolie j’ai visité plusieurs cliniques et j’ai demandé à voir tous les traitements. J’y suis allée d’abord sans caméra, seulement pour regarder. Un des traitements consistait en ce qu’on appelle “le drame remémoré”, pour des gens qui ont vécu un drame très fort, tel un accident d’avion, une guerre... Il y avait des gens qui avaient vu leur compagnon se jeter par la fenêtre… des chocs très violents. Pour guérir de ces traumatismes ‒ qui hantent l’esprit tous les jours, comme des images récurrentes ‒ il y a une méthode qui consiste à demander à ces personnes d’interpréter cette scène traumatique, de repenser à tous ses propres mouvements. C’est le contraire de ce que leur famille leur demande le plus souvent : «Tourne la page. Oublie...».
D’une part on demande aux « traumatisés » de se rappeler le plus de détails possibles, et, parfois, on amène la personne sur le lieu du drame, pour le rejouer (l’équipe médicale); de l’autre on propose de l’oublier (la famille). Généralement il se passe une catharsis. Il s’agit d’une thérapie très forte, très efficace. Je me souviens aussi du film d’Ari Folman Valse avec Bachir, qui m’a beaucoup impressionnée. Quand il était militaire en Israël, Folman a vu des choses atroces à Sabra et Shatila, et il a décidé di faire un film sur sa psychothérapie… La vraie matière du film est sa propre thérapie. En pensant à la force de cette œuvre, à ces thérapies ‒ que j’ai vues - car j’ai pu assister à deux séances ‒ j’ai pensé qu’il pouvait être intéressant, avec les “foudroyés”, de les amener là où l’accident avait eu lieu pour rejouer, pour revivre la scène. Puis, par des effets spéciaux faits maison, j’ai ajouté les éclairs. Toutes les scènes des foudroyés se répètent deux fois. Parce que, pour qui a été traumatisé, la scène se répète continuellement, et je voulais transmettre cette sensation, faire comprendre qu’il s’agit d’une scène qu’ils revivent tous les jours, continuellement. Survivre à un foudroiement veut dire subir un choc incroyable, se retrouver nu à deux cent mètres d’où l’on était, nu parce que la foudre te déshabille entièrement. J’ai trouvé ces répétitions très cinématographiques, même si tous ‒ y compris mon producteur ‒ m’ont fait la guerre pour les enlever. Tous les amis qui assistaient au montage me disaient: «Mais cela tu l’as déjà dit! Cela tu l’as déjà fait. Nous avons la sensation d’avoir déjà vu cette scène!» Et je leur répondais : « C’est volontaire…». Ils me disaient: «Tu ne peux pas faire du cinéma en utilisant deux fois la même scène», «As-tu jamais vu un film où il y a la même scène deux fois?». Et moi : «Regardez, il y a une variation, ce n’est pas identique». Cela a été un dur combat pour imposer ces répétitions. Avec la monteuse aussi, nous nous sommes presque entre-tuées” à cause de cela. Mais les foudroyés, quand ils ont vu le film, ont tous pleuré. C’était important pour moi.
Il y a un personnage qui rend très clair leur nécessité de revivre continuellement le traumatisme. Celui du foudroyé à la pompe d’essence... On comprend qu’ilraconte tous les jours, à chaque client, l’un après l’autre, la même histoire. Cela fait comprendre l’impact qu’il a eu.
Cela est arrivé vraiment, ce n’est pas de la fiction. Il était là, j’ai préparé la caméra et je lui ai dit: «Fais ton service, ne regarde pas la caméra. Dans le film il est très naturel, il répète son récit à chaque fois qu’un client arrive à la pompe. J’imagine l’horreur qu’il a vécu. Tourner le film à été thérapeutique pour tous. Etant retournés avec nous sur le lieu de l’accident où personne des cinq témoins foudroyés n’était jamais revenu, ils se sont libérés du traumatisme. Naturellement nous en avions parlé bien avant.
Tu as donc appliqué la thérapie littéralement ; le film a-t-il fonctionné comme thérapie ?
Exactement. Après, pendant le montage, j’ai fait venir un Psycho-Traumatologue, Patrice Louville ‒ qui n’est pas Saturne mais un de ses collègues, parce que Saturne ne pratique pas cette technique de “drame remémoré” ‒, tu le vois dans le générique, c’ est un spécialiste. Quand un avion tombe, lorsqu’à l’aéroport les familles des passagers attendent, c’est lui qui est envoyé pour les accueillir, et leur apprendre le drame. Il est un spécialiste français de chocs très violents. Quand j’ai fini le montage, je l’ai fait venir, je lui ai montré les scènes montées et lui ai demandé si, en regardant le film, les foudroyés pourraient être traumatisés à nouveau ou dérangés par la scène rejouée. C’était très important pour moi, avant de leur montrer le film, d’avoir la confirmation par un spécialiste que ce n’était pas dangereux. Il m’a assuré que les cinq témoins resteraient conscients non seulement d’avoir rejoué la scène, mais aussi en la revoyant au cinéma, l’événement deviendrait “extérieur” à eux. Pourtant je sentais qu’il y avait un risque de les fragiliser. Pour moi la première projection avec les foudroyéset avec les mélancoliques a été une terrible épreuve. J’étais en larmes, j’avais peur pour eux, peur des familles, peur de leur réaction. Mais tout c’est bien passé.
Cela s’est bien passé avec les mélancoliques aussi ?
Oui, les familles des mélancoliques ont mieux compris la pathologie de leurs proches, elles ont compris aussi qu’ils n’étaient pas en mesure de leur en parler. Cela était beau. Le film a changé beaucoup la vie de tous. Une expérience humaine très forte.
Parmi les “foudroyés” il y a une femme, dont l’histoire est peut être la plus particulière. Après le foudroiement qui la laissée en chaise roulante, elle devient danseuse, et a le courage de faire ce qu’avant elle n’avait pas osé faire. Peux-tu nous parler du lien entre énergie et art, entre énergie et mouvement, la danse…
Florence Lancial était déjà danseuse avant le drame. Après avoir été frappée par la foudre elle est devenue paraplégique. Dans la vie réelle cette femme, dès qu’il lui a été possible, a repris la danse sur sa chaise roulante et a inventé, en France, la discipline.. Elle est chorégraphe et donne des cours de danse dans la région de Marseille. Elle a participé aux Jeux Para-olympiques de natation à Pékin et a gagné la cinquième place. Ce qui surprend dans son cas, dansson drame, c’est une sorte de redoublement de sa force, tant spirituelle que physique, après l'’accident. Tous les “foudroyés” disent avoir trouvé un sens plus profond de la vie après avoir été frappés par la foudre, mais dans le cas de Florence Lancial, cela est plus évident. Quand je l’ai vue danser la première fois sur sa chaise roulante ‒ dans un parking devant sa maison, au moment où j’allais lui proposer de participer à mon film ‒ j’ai eu l’idée de “chorégraphier” les récits de tous les témoins. Je me suis dit quela scène de la foudre aurait été plus forte si elle avait été reconstruite d’un seul mouvement, que les foudroyés auraient été bien plus libres de la revivre dans le lieu même de l’accident. Nous aurions placé la voix du narrateur après, sur l’image de cette “danse”. On peut dire que tous les témoins ont “dansé” pour rejouer la scène dans le lieu où la foudre les a frappé. Dans le cas de Florence, naturellement il y avait encore plus de chorégraphie et nous avons diffusé à très haut volume, sur la Dune du Pila, la musique composée pour ce moment du film. Nous avons construit pour elle une piste de danse en bois parmi les dunes, parce que le personnage était extraordinaire et puissant. La scène a été très difficile à construire techniquement; il a fallu, sans moyens financiers, mobiliser les pompiers avec des équipements spéciaux pour rouler sur le sable des dunes . Ce qui a poussé ces pompiers et les menuisiers qui ont construit la scène à participer gratuitement au tournage a été uniquement la force de Florence Lancial, la force de son histoire, sa force mentale et physique. Dès que je leur ai dit que Florence danserait sur la chaise roulante exactement là où elle avait été frappée par la foudre, que je le lui avais promis, ils se sont sentis concernés autant que moi. Ils ont été bouleversés par ce jour du tournage. Florence Lancial nous a donné une leçon de vie. Bouger encore quand on ne peut plus bouger. C’est surtout cela que je retiens d’elle en tant qu’artiste.
Il arrive très rarement d’être frappé par la foudre. Je crois que le pourcentage de ceux qui survivent est très bas. Comment les as-tu trouvés ?
Il m’a fallu trois ans pour les trouver. Je les ai cherché dans les hôpitaux. J ai eu l’idée d’interpeller les hôpitaux qui traitent les brûlures. J’avais lu que les brulures représentent le problème principal pour tous ceux qui sont frappés par la foudre. J’ai visité les hôpitaux qui avaient des services spécialisés pour les brulures à Paris et en province; ce sont des lieux où il existe des chambres spéciales, des lits couverts de tulle gras. Il n’y en a pas beaucoup de ces hôpitaux spécialisés ; j’ai cherché dans leurs archives et j’ai trouvé les personnes qui avaient été frappées par la foudre. Beaucoup de familles ont refusé: «Le cinéma non! Ce fut un drame, ne faisons pas du cinéma sur cela!». Cela n’a pas été facile, mais à la fin j’ai trouvé les cinq personnes que tu vois dans le film.
Cinq ont accepté...
Sept ont accepté, mais j’ai fait un choix, car je voulais qu’ils soient comme les dix doigts d’une main. Cinq dans la main de Baal et cinq dans la main de Saturne.
Pourquoi voulais-tu qu’elles soient des “doigts” ?
Parce que dans mon histoire ‒ le film n’est pas un documentaire ‒ les foudroyés sont soignés par Baal et Saturne. Baal les tient dans sa main de chasseur d’éclairs, et Saturne en a encore cinq dans sa main de médecin psychiatre. Il y a la présence très importante des mains qui soignent. Dans la première scène, l’hiver, tu vois une main qui tient une autre main, la main d’un noyé, quelqu’un qui est dans l’eau comme Ophélie. La main de Saturne le tient… L’idée du film est aussi celle de “remonter” l’autre à la surface. Pour Azor et Églé aussi il y a Nevil ‒ le personnage qui amène la kama ‒ qui, du dix-huitième siècle, les tire vers le monde contemporain. Mais quand il donne à Églé la kama ‒ la truffe magique, le légume d’Allah ‒ tout finit, il n’y a plus le Paradis.
Une référence explicite de ton film semble être Godard. La montre peinte sur l’œil rappelle le corps peint de Pierrot le Fou... Veux-tu dire quelque chose à ce sujet ?
L’esprit de la saison d’été, ATOMES, est un esprit Godardien et se réfère explicitement à Pierrot le Fou. Quand Azor et Egle “fuient” du texte de Marivaux et font l’amour, nus sur la plage, après ils ne se rhabillent pas avec leurs costumes d’époque, mais avec des jeans et chemises aux couleurs de leurs anciens costumes. Ils deviennent des amants contemporains. La référence au final de Pierrot le Fou est évidente. Azor reçoit un coup, il a l’œil bleu comme le visage peint de Pierrot qui va bientôt sauter avec la dynamite. Au début du film Azor avait une montre peinte sur son œil parce qu’il savait que son amour avec Églé se terminerait. Tous les personnages de Foudre ont une perception différente du temps. Le temps d’Azor est fixé à son regard d’amoureux (la montre peinte à même son œil au début, avant le bleu).
Restons sur le fait que ton film est une expérience. Il ne s’agit pas d’un film de fiction, ce n’est pas un cinéma, pour ainsi dire, “normal”. Le fait qu’il ait servi de thérapie, comme “modificateur de vies” le confirme.
Oui, le mot “expérience” pour moi est très fort, je voudrais que le film soit une expérience pour le public aussi. Trois heures cinquante minutes sont en effet une “expérience”. Quand je tournais le film je pensais déjà à cela, à l’idée d’offrir une ’“expérience” de cinéma. Comme celle que j’ai eu, par exemple, avec Matthew Barney, dont les œuvres pour moi sont absolues œuvres lyriques. Andreï Roublev aussi estune “expérience”. Ces longs films sont comme des fresques, quelque chose de différent d’une peinture. Les fresques que l’on voit ici à Rome(La chapelle Sixtine par exemple au Vatican), pour lesquelles les gens viennent de tous les pays du monde. Je ne veux absolument pas me comparer à Michel-Ange, cela va sans dire, mais c’est juste ce type d’expériences visuelles-sensorielles fortes que je voulais donner au public. Pour y arriver il a fallu du temps. Et, en effet, aux spectateurs je dis toujours que s’ils veulent vivre une expérience ils doivent être patients. Même s’il y a des moments durs, des moments lents. Autrement il n’y a pas d’expérience. Pour faire une expérience il faut abandonner ses propres habitudes. Nous aussi l’avons fait pendant la réalisation du film. Moi, par exemple, j’ai fait l’expérience du risque... Celui avec les foudroyés... amener Saturne en Afrique, un homme originaire de la Guinée Bissau et qui retournait donc au pays de ses ancêtres... Il résistait à y retourner, il est un médecin connu à Paris, cela n’a pas été facile. Je veux dire que ce travail a été une expérience pour tous. Tous ont laissé derrière eux leurs habitudes, ils m’ont fait confiance, ils se sont abandonnés complètement au film. J’ai été dans une relation très forte avec tous les participants, je les ai fréquentés pendant des années. Tout a duré longtemps. Toutes ces années passées ensemble ont transformé l’expression de leurs visages. Ils ne sont pas comme tu les vois au cinéma habituellement.
Combien d’années pour réaliser Foudre ?
Dix ans. Parce que, comme je te l’ai dit, il a fallu du temps pour trouver les personnages, pour travailler avec les familles… Saturne a du s’impliquer énormément pour obtenir les autorisations à tourner les scènes d’électrochocs à la Clinique où il travaille. Tu ne peux pas te présenter dans une clinique et réaliser ces scènes avec les médecins et les patients si facilement. Pour chaque partie du film il a fallu beaucoup de temps. J’ai été souvent en Syrie avant la guerre. Aujourd’hui les images qu’on y a tournées acquièrent une valeur d’archives tragiquement historique. Je suis désespérée, parce qu’aujourd’hui tous les lieux du tournage n’existent plus, ils sont été détruits. Les savonneries d’Alep… Le site historique de Syméon, Palmyre : le site est en partie détruit. Alep est détruite. Le premier hôpital psychiatrique du monde, le Bîmâristân, où j’ai tourné les scènes avec les Derviches, n’existe plus. Foudre, malgré moi porte la mémoire de ces lieux désormais en ruines. On me demande souvent les images du site archéologique de Palmyre parce que j’ai des archives incroyables. En Afrique en Guinée Bissau particulièrement, là encore, on ne peut plus aller, ni en Lybie, en Tunisie c’est dangereux. Je ne sais pas si j’ai eu l’intuition qu’il fallait tourner dans tous ces lieux sensibles. C’était comme si une tempête se préparait. Il fallait partir avant. La folie, la barbarie, la volonté de destruction, cette tempête dont je parle n’est pas seulement celle du ciel. Le film travaille aussi sur tout ce qui détruit, toutes formes d’excès. La foudre est un excès du ciel.
Pour cela le cinéma est important, il laisse une trace de tout ce qui a disparu.
Une chose que j’ai beaucoup aimé dans ton film est l’épilogue. Très beau. Dans l’épilogue il arrive quelque chose de magique, parce que cette séquence réunit tous les personnages que nous avons vu pendant le film dans des situations différentes, et séparés par les saisons. Elle les place entre-autre dans un contexte fort contemporain, une discothèque, un peu fluctuante, un peu insensée, presque magique. C’est comme si nous voyons représenté là, dans notre situation humaine, actuelle, contemporaine. Voilà qui nous sommes, à quoi sommes-nous réduits, comment sommes-nous blessés, égarés. Comment, tout en étant “ensemble”, nous sommes seuls. D’où vient-il ce final ?
C’est l’unique plan séquence du film. Il fait écho au prologue, le morceau du début dont on se parlait à propos de ma voix et celle de Baal. Pour la fin j’avais besoin d’une “boite noire” . Alors je me suis dit: «Comment puis-je faire pour construire une “ boîte de nuit ” ?». La nuit nous réunit tous, à tous les siècles… Nous sommes tous réunis dans ce temps où l’on ne voit plus, où nous tous dormons, dans tous les Pays du monde. La partie la plus difficile c’était d’y faire venir les femmes africaines, mais aussi les “foudroyés”, qui vivent dans des différentes parties de France. Tu dois savoir que je n’avais pas d’argent pour faire le film. Et finalement, tous les mélancoliques, ce qui est un peu plus facile parce qu’ils vivent tous à Paris, l’archéologue, aussi, Saturne... sont tous là. Comment faire pour les réunir tous dans cette boîte de nuit ? Pour réaliser cette scène il m’a fallu presque plus d’énergie que pour les dix ans de tournage, parce que les voyages demandaient beaucoup de moyens. Seules les femmes africaines n’ont pu venir. Jai fait refaire les petits lits brancard rouges du rituel Kasara, j’ai montré le rituel à des africaines de Paris qui ont appris exactement les gestes et sont venues dans la boite de nuit. Elles mises à part, l’ensemble des personnages se retrouvait réuni pour la première fois. Il y a eu une organisation folle, mais dès le début j’avais l’idée que l’épilogue devait être simultané et qu’il devait se dérouler dans le même lieu que l’on voit en premier dans le film, c'est-à-dire le monde de DJ Baal. Lui dit au début du film : «Parfois je suis DJ dans un night-club à Paris». Et je me suis dit : «A la fin ils seront tous là, à danser dans la boite de nuit de DJ Baal. Il y avait aussi le souci d’arriver à faire danser un agriculteur...Une fois arrivés tous là, nous n’avions pas le temps de répéter. Nous n’avions que deux heures pour nous mettre en place, et deux autres pour tourner, car nous ne pouvions pas tourner dans la boite de nuit au delà de quatre heures.. Pendant ces deux heures de répétitions, personne ne dansait, sauf Saturne et Syméon, qui sont d’un naturel danseurs, et Azor et Églé, tous les deux comédiens qui dansent très bien. DJ Baal aussi, naturellement, était à l’aise parce qu’il est sur scène tous les soirs.
Il y a plus d’une caméra, n’est-ce pas?
Oui, j’ai demandé à deux amis de filmer parce que je voulais trois caméras. Je me suis mise sur une chaise roulante que Saturne a volée pour une nuit dans sa clinique et j’ai tourné du point de vue de la danseuse. C’est pour cela que tu vois desimages qui tournent… Godard faisait la même chose, n’est-ce pas? Tout a été filmé avec une grande intensité, et lorsqu’on m’a vu là, tourner avec ma caméra, l’agriculteur et tous les autres aussi ont commencé à bouger. A la fin tous ont dansé. Dans cette scène, là encore le son n’est pas en direct, mais fabriqué a posteriori avec le musicien.... Je voulais pousser tous ces personnages à un état de transe et donc nous avons utilisé très peu de lumière et la musique à pleins tubes. Azor tourne sur lui-même jusqu’à rouler à terre, il tient une baguette magique, comme si la magie de cette scène devait s’incarner. Je voulais qu’à la fin les personnages sortent de scène comme dans le théâtre chinois. Au début de la représentation les acteurs chinois se présentent au public et à la fin nous les voyons sortir de la scène. Mes personnages aussi, tu les vois monter sur un escalier, puis s’en aller, sortir du cadre. Je voulais donner la sensation d’un nouveau prologue, soutenir l’idée que tout peut recommencer.
A suivre…
Oui.